Visage d'ange. Une chevelure noire volumineusement dressée. Un faciès impassible, voire impavide, comme absent, un port de buste droit, la taille haute distinguée, la démarche mécanique. C'est Evgueny Kissin. A peine assis, il commence. Sa technique ? Insurpassable. Comme Horowitz jadis ? A coup sûr. Sensibilité ? Il a la sienne, pure, directe, saine, en surface parfois. La profondeur du sentiment lui manque encore. Alors que Fazil Say nous embarquait l'an passé vers une autre planète, Kissin reste sur la sienne. Dans sa bulle ? Oui , mais quelle bulle ! Il est rare qu'une salle toute entière se lève, bras debout, pour ovationner un pianiste. On réserve en général les "standing ovation" aux "prima donna assoluta". Kissin est une exception pianistique.
Son programme ? Russe entièrement. Il est dans son arbre. Le Scriabine des 5 études de l'opus 15 ? Il l'amènera dans les courbes, les phrasés, le mélodisme et la couleur de Chopin avec ses retenues et ses rubatos mesurés. Mais, changement de décor avec les grands contrastes de la 3ème Sonate scriabinienne aux mouvements qu'il enchaîne sans rupture. Les houles sonores une fois roulées, Kissin les retient en finesse, les déferlements martelés par des doigts de fer sur des cordes d'acier, s'évanouiront dans de délicates nuances. Et sur la fin, c'est la cascade vertigineuse et constamment mouvante d'un presto bien équilibré cependant.
Sa charmante et douce-amère Alouette de Glinka préludera au déluge de notes d'Islamey de Balakirev par lequel il réussit l'exploit de donner l'illusion d'une pièce à quatre mains tant la frappe drue est omniprésente sur toute la largeur de l'ivoire.
Kissin ne donnait-il pas l'impression de battre un record contre la montre pianisitque ?
La grande affaire ? Les Tableaux d'une exposition. Intéressants à plus d'un titre. Au rebours des pianistes qui ont l'ambition de donner une dimension orchestrale en transposant au clavier, les timbres et les couleurs de la version symphonique de Maurice Ravel, Evgeny Kissin reste, au contraire, dans la conception pianistique originelle qui correspond mieux aux toiles du peintre Hartmann qui sont en réalité des tableaux miniatures et non de vastes fresques comme on pourrait se l'imaginer.
Kissin voit un "Vecchio Castello" simplement évocateur et non inquiétant, baigne "Tuileries" dans la lumière française, fait de "Samuel Goldenberg et Schmuyle" un jeu de contrastes, alimente "Le marché de Limoges" de notes plus piquées que sautillées ... Or, le piano moussorgskien devient nécessairement symphonique par l'ampleur de l'accord, de la frappe ou de la délicatesse du toucher, c'est à dire uniquement par les moyens de l'instrument lui-même. On peut alors cautionner la puissance magistrale que sait atteindre à l'ultime "Grande Porte de Kiev" Kissin, qui développe à partir d'un murmure obsédant, l'un des plus fascinants crescendos de l'histoire du grand sarcophage d'ébène recélant des trésors inouïs, que n'atteindront les Klavierstücke de Stockhausen, près d'un siècle plus tard. Vertige.
Les bis du pianiste ? Calmement inspirée comme les premières, l'Etude N°2 de Scriabine appellera un second bis, la transription à deux mains du fameux Vol du bourdon de Rimski-Korsakov. Et soulevant la seconde "standing ovation" (du jamais vu) la paraphrase sur des valses de Strauss dans une transcription d'Alexandre Grünfeld. Renversant. On attend Kissin dans Brahms ou Schumann. Pour en mesurer mieux la fibre abyssale ?
Sacrée soirée en vérité !
Réagissez sur le forumGeorges Masson, le Républicain Lorrain
21 mars 2002